Beyrouth, 14 mai 2023, 18h00. Karl D. est pris dans l’effervescence typique de l’autoroute menant à l’aéroport international de Beyrouth (AIB). Le tumulte habituel des klaxons, la conduite anarchique, et les embouteillages interminables l’accompagnent une dernière fois. Ces désagréments familiers, qu’il avait tant haïs, éveillent maintenant une nostalgie inattendue. Quelques minutes plus tôt, il avait fait ses adieux à ses parents, un moment déchirant qui restera gravé dans sa mémoire. Pour la première fois, il quitte tout ce qu’il connaît, direction Montréal, au Canada, avec en poche un mélange d’espoir et d’incertitude.

« Le Liban me vidait de mon énergie », confie Karl, ancien professionnel du secteur pharma-cosmétique. Depuis l’effondrement économique sans précédent qui frappe le pays depuis 2019, cette industrie, autrefois florissante, est désormais exsangue. Avec une monnaie qui a perdu 95 % de sa valeur et une grande majorité de la population basculant dans la précarité, le pays s’est transformé en un champ de ruines économiques et sociales.

« Ce pays empêche ses jeunes de rêver », poursuit Karl, évoquant le poids écrasant de la crise sur les ambitions de toute une génération. Entre pénuries chroniques et un quotidien marqué par le stress, nombreux sont ceux qui, comme lui, ont vu l’exil comme la seule issue.

Le Liban commence tout juste à panser ses blessures après un an de conflit avec Israël et l’élection récente de Joseph Aoun à la présidence, mettant fin à deux ans de vacance du pouvoir. Pourtant, les séquelles demeurent profondes : la pandémie, l’explosion du port de Beyrouth, et une crise politique prolongée ont laissé une empreinte indélébile sur les habitants.

L’exil comme ultime espoir

« Le 17 octobre 2019, j’ai pris ma décision », se souvient Karl, alors que la révolution populaire, pleine d’espoir, débutait. Aujourd’hui, avec le recul, il regrette que cet élan d’espoir n’ait pas transformé la réalité. En route vers l’aéroport, son esprit bouillonne de questions sans réponses : « Pourquoi notre classe politique reste-t-elle inchangée ? Pourquoi tant de jeunes ont-ils dû partir ? Pourquoi tant de vies ont-elles été brisées ? »

Lors de son escale à Amman, il réalise pleinement le poids de ce départ définitif. « C’était insoutenable, mais nécessaire », avoue-t-il. L’arrivée à Montréal marque le début d’une nouvelle aventure, loin des racines, mais portée par l’espoir.

Retrouver un bout de chez soi

Pour Karl, le choix de Montréal s’est imposé naturellement, grâce à la force de la communauté libanaise. « Ici, on retrouve un peu de chez nous. La cuisine, les concerts, la langue… tout cela atténue la douleur de l’exil. »

L’immigration libanaise vers Montréal, qui a débuté à la fin du XIXᵉ siècle, s’est intensifiée ces dernières années. Aujourd’hui, près de 30 % des Canadiens d’origine libanaise – environ 400 000 personnes, selon les derniers chiffres- résident au Québec.

Cette communauté s’est intégrée assez rapidement au Canada, pays où le multiculturalisme est célébré, grâce à la diversité des langues et des religions dans son pays d’origine. En effet, une majorité écrasante de Libanais est au moins bilingue, et beaucoup sont trilingues. Le français, l’anglais ainsi que d’autres langues sont enseignés dès la maternelle dans les écoles publiques et privées du pays.

En 2023, le gouvernement du Canada a désigné le mois de novembre comme étant le Mois du patrimoine libanais afin de mettre en exergue l’importante contribution des Canadiens d’origine libanaise au Canada et en reconnaissance du Jour de l’indépendance du Liban (22 novembre 1943).

Mais bien que s’intégrer soit de plus en plus facile, la vie n’y est pas toujours rose. « Tout est différent ici. Mais il y a des opportunités, pour peu qu’on persévère », explique Karl, qui voit dans cette nouvelle vie une chance de se réinventer.

« Ne pas revenir, c’est avancer »

Karl Abou Mansour, Canadien d’origine libanaise, partage cet état d’esprit. « Il faut être patient. Les débuts sont difficiles, mais ici, on peut construire quelque chose. Revenir au Liban, c’est refermer ces portes. »

Professionnel dans le domaine de la construction, il avait tenté de relancer l’entreprise familiale au Liban après ses études, avant de renoncer suite à l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Aujourd’hui, installé à Montréal avec sa famille, il bâtit un avenir solide malgré les épreuves du passé.

Son message aux étudiants libanais actuellement au Canada et qui vont bientôt finir leurs études ? « Ne rentrez pas au Liban… même si votre famille vous manque, attendez un peu, trouvez du travail et ne baisser pas les bras parce que le système éducatif de ce pays va vous ouvrir beaucoup de portes. Rentrer au Liban, où il est extrêmement difficile d’avoir un avenir décent – au moins au niveau professionnel pour le moment –, fermera toutes ces portes. »

Construire pour les générations futures

À Boisbriand, Céline et son mari Raymond Kodsieh cherchent une école pour leur fils, confiants de retrouver la qualité d’enseignement qui faisait autrefois la fierté du Liban. « Le système éducatif libanais est en lambeaux, mais ici, nous pouvons offrir à nos enfants un futur prometteur. »

Malgré les défis de l’intégration, Céline voit dans ce choix un sacrifice nécessaire. « Il faut accepter de recommencer à zéro, mais c’est pour leur bien. Ici, ils pourront s’épanouir. »

Ce qui est important pour la famille Kodsieh, qui s’est installée récemment au Canada, ce sont les besoins fondamentaux. « Pour nous, l’absence de tout ce qui est de base au Liban était la normale », regrette Céline tout en expliquant qu’au Canada « il y a tellement de facilités pour les familles, mais il faut savoir comment s’adapter, s’intégrer et établir une routine. »

Comme beaucoup de nouveaux venus, Céline a régulièrement recours à la communauté libanaise pour des questions ou des conseils. Une communauté qui a trouvé de nouveaux moyens pour rester en contact, que ce soit à travers les groupes WhatsApp, les groupes Facebook (Libanais de Montréal – Sirop d’arabe) ou autres réseaux sociaux, et même dans des lieux de culte ou des restaurants libanais qui apparaissent un peu partout à Montréal et à travers le Canada.

Leur conseil pour les familles libanaises qui vont bientôt arriver à Montréal ? « Restez en contact, surtout à travers les appels vidéo, avec vos familles – d’autant plus que les prix des billets entre Montréal et Beyrouth sont de plus en plus chers. »

« C’est une décision difficile, mais ça vaut le coup pour les enfants », conclut-elle.